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18 décembre 2012 2 18 /12 /décembre /2012 06:41

Jacques avait entre les mains un document rare.

Depuis qu’il avait commencé ses recherches généalogiques, seuls des extraits de registres paroissiaux ou municipaux ou bien encore des copies d’écran d’ordinateur, beaucoup moins poétiques, peuplaient son quotidien. Il s’efforçait de reconstituer l’histoire familiale.

Jusqu’à présent, il n’avait découvert que des laboureurs, des journaliers des domestiques ou des servantes dans son ascendance, et il avait fallu attendre le début du 20ème siècle, celui de l’industrialisation pour se découvrir un grand père chauffeur de four à l’usine à gaz.

Le document qu’il avait entre les mains ne cadrait pas avec cette histoire familiale. Son épouse l’avait découvert dans une brocante en fouillant dans une valise remplie de vieux papiers. Ce qui avait attiré son attention, c’était le nom écrit à la plume, son patronyme, qui figurait en première page précédé de la mention « Monsieur ».

Il s’agissait d’un menu de fête, sans doute de mariage, qui avait eu lieu le 5 juillet 1911 à Torcy le Grand en Seine Maritime. Le papier utilisé, bien que jauni par le temps, était de qualité. Un gaufrage en relief ornait la première page et surmontait deux lettres entrelacées, les initiales des deux familles. La typographie était soignée.

L’esprit de Jacques vagabonda et il s’imagina  observer les convives autour des tables dégustant les mets qui leur étaient servis.

Des corbeilles de roses et de lys odorants suspendus agrémentaient les murs de la salle. Un chemin de table tressé de fleurs des champs ajoutait au parfum ambiant et à la symphonie des couleurs.

Le déjeuner du 5 juillet constituait sans doute une formalité, si l’on avait pris soin de prendre un petit déjeuner léger. Jambon, crevettes, saucisson, anchois furent servis en hors d’œuvre, suivis d’un saumon du Rhin et d’un suprême de canetons grand duc en entrée. Des Chapons du Mans constituaient le plat de résistance, accompagnés de salade, de petits pois à la française. Une crème andalouse glacée et des desserts variés concluaient ce déjeuner servi avec du Chablis, du Pommerol, du Pomard et du Champagne.

A ce stade, les proches parents des mariés faisaient bonne figure. Ils avaient pris soin de manger des petites quantités : la journée allait être longue. Le recteur de la paroisse qui était de tous les mariages, et ils avaient été nombreux en 1911, arborait un embonpoint de bon aloi sous sa soutane et présentait quelques rougeurs aux joues à la fin du déjeuner. En bénissant le repas, il avait prononcé quelques mots qui laissaient entendre la conclusion d’une trêve divine de deux jours avec le créateur concernant le pêché de gourmandise.

Cela n’avait pas échappé à certains convives peu habitués à ces agapes en raison de leur rang social. Ils s’en étaient donné à cœur joie lors de ce premier repas reprenant même deux fois des plats qui leur étaient présentés.

Vers 17 heures, le tour du parc du manoir dans lequel se déroulaient ces festivités, fut le bienvenu. Il permit aux plus prudents de se reposer et de digérer à l’ombre en devisant gaiement sur la toilette de la mariée, la prestance du marié dans son uniforme de l’armée et la sollicitude non feinte des parents des époux à l’égard de tous leurs invités.

Les plus impétueux montèrent dans les barques et entamèrent une course dans la pièce d’eau, ce qui ne facilita pas une digestion sereine et provoqua deux ou trois bains forcés. Quelques couples s’éloignèrent dans les bosquets et donnèrent à cet instant de repos une touche  plus intime où l’échange de caresses et de baisers avait remplacé les propos badins et les œillades complices du repas.

L’état des troupes était mitigé lors de la reprise des hostilités, vers 21 heures, d’autant que certains, conquis par la robe du Pommerol avaient consommé discrètement les dernières bouteilles dans l’arrière salle. Erreur fatale, lorsque l’on savait ce qui les attendait au dîner : après le potage crème Argenteuil et les barquettes favorites, le turbot sauce dieppoise suivi de timbales de ris de veau et de poulets Demidoff en entrée constituèrent une sorte de point de non retour pour certains convives.

Le chef cuisinier avait, en accord avec les parents des mariés, anticipé cette situation et demandé un intermède musical de 30 minutes par l’orchestre de chambre avant de servir les dindonneaux truffés, les cœurs d’artichauts et le buisson d’écrevisses suivis d’une glace plombière, d’une pièce montée et de desserts variés.

Discrètement, les hommes desserraient leurs ceintures et les femmes regrettaient leur tenue ajustée  qui leur allait si bien, mais qui présentait un réel handicap en la circonstance. Quelques agrafes de corsets furent enlevés ce qui mit un peu plus quelques poitrines en valeur et provoqua des rougeurs chez les voisins de table qui n’avaient pas besoin de ce trouble supplémentaire. Des pieds faisaient connaissance sous la table, des mains se frôlaient.

Les moins vaillants des invités, les imprudents, ceux qui avaient goûté outre mesure au Pommerol furent terrassés rapidement par le Madère, le Château Védrines-Barsac, le Château Nénin et le Château Beycherelle. Ils n’allèrent pas au bout du repas et commencèrent, sur les coups de 23 heures à s’éclipser discrètement pour prendre l’air. Il faut dire que l’ordonnancement des tables avait intégré la faiblesse coutumière de certains convives qui avaient été placés judicieusement auprès des sorties. Seul le recteur, placé comme il se doit à la table d’honneur, et par conséquent empêché de sortir, s’était livré, les mains croisées sur son embonpoint,  à une légère somnolence postprandiale que tout le monde interpréta comme une intense méditation religieuse destinée à la protection des futurs époux et de leur descendance.

Champagne et café accompagné de liqueurs dont une délicieuse fine champagne 1856 conclurent ce repas merveilleux, préparé avec soin par le meilleur chef de la région accompagné de sa brigade.

Si l’ouverture du bal fut suivie par l’ensemble des convives, les couples de danseurs furent de moins en moins nombreux au cours de la soirée et l’on entendit même dans le parc, quelques éclats de voix féminines reprochant amèrement à leurs conjoints leur manque de tenue en société ainsi que quelques ronflements rapidement couverts par la brise nocturne. D’autres couples, plus discrets, reprirent leurs étreintes de l’après midi.

Ce fut une belle journée et une belle nuit.

Le lendemain, les troupes se présentèrent au déjeuner en ordre dispersé. Les excès de la veille avaient laissé des traces sur certains visages. L’apothicaire de la commune, invité lui aussi avait discrètement prodigué ses soins à base de comprimés, sels et autres tisanes aux plus mal en point.

La nuit avait également été courte pour ceux qui avaient rejoué leur propre nuit de noces. On pouvait le remarquer à l’ordonnancement approximatif des chignons et aux yeux bordés de bonheur.

L’idée de se remettre à table ne réjouissait pas tout le monde mais il fallait tout de même en passer par là pour faire bonne figure devant les familles invitantes. Cela commençait fort avec une tête de veau tortue suivie de filets de soles de Cancale et de salmis de canetons. La salade qui accompagnait le rosbif fut la bienvenue pour donner un peu de légèreté juste avant les langoustes à la parisienne. Le turban d’ananas au kirsch et les desserts variés marquèrent la fin de ce qui fut, pour les moins prudent, une épreuve et, pour les autres, un délice de finesse et de recherche culinaire.

Le Château Rosette, les Pommerol, Chablis, Nuits et Champagne eurent bizarrement moins de succès que la veille. Il faut dire que certaines épouses ulcérées par le comportement de leurs conjoints la veille distribuaient généreusement des coups de pieds sous la table à chaque tentative de remplissage de verres.

Jacques en était là dans son voyage culinaire et sensuel. Il avait conclu que non, décidément, ce patronyme identique au sien figurant sur le menu du 5 juillet 1911, n’avait aucun lien avec ses ascendants qui tous avaient des origines rurales et qui habitaient tous dans la campagne d’Ille et Vilaine. Il venait juste de rêver qu’il appartenait à une famille aisée pour qui la table était un signe de distinction certain, alors que dans sa famille réelle, on était sans doute davantage habitué au plat unique à base de cochonnaille, de blé noir et de poulet dans les grandes occasions.

Il rêvait encore lorsque la voix de Jeanne le sortit de sa torpeur.

« Jacques, viens dîner ! ».

Il était vingt heures passé. Un parfum de cuisine se diffusait dans le couloir et emplissait délicatement ses narines, faisant la fusion avec son vagabondage culinaire imaginaire.

« J’ai préparé des noix de coquilles Saint Jacques à l’aigre-doux accompagné de flans de carottes et en dessert un crumble fraises rhubarbe. Ce n’est peut-être pas très raisonnable pour un soir, mais ma gourmandise à pris le dessus et j’avais envie de partager cet instant avec toi ».

Encore imprégné des vingt six plats et desserts et des grands crus dont il venait d’égrener la lecture, Jacques s’entendit répondre hypocritement : « Ce n’est pas très raisonnable, en effet », avant de porter à sa bouche la première noix de saint jacques délicatement nappée de sauce aigre-doux et d’en laisser exploser les saveurs.

Jeanne se leva et caressa le cou de jacques. Elle lui prit la main qu’elle déposa délicatement sur son chemisier à l’endroit du cœur. Jeanne soupira. En mordillant l’oreille de Jacques, elle murmura : « Viens, le dessert peut attendre ».

 

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commentaires

D
<br /> Longue vie à ce blog et que 2013 accueille de nouveaux lecteurs<br />
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